(FB- 480) Mondanités et tasses de thés ft Einar

Ah, Salsana. La terre des dragons par excellence. Le climat généralement chaud de l’île attire beaucoup de ces grands lézards ailés ayant déjà passé un certain âge. Eh, ce n’est pas parce qu’on vit éternellement -tant que personne n’a la malheureuse idée de vous transpercer la gorge d’un harpon quelconque, par exemple- qu’on n’a pas besoin de couler des jours paisibles dans un coin paisible et douillet.

En tout cas, c’est le cas de ta mère. Celle-ci jouit d’une retraite méritée, sous le soleil de Huskgard où elle se dore la pilule dans la plus grande décontraction. Puisque tu n’as jamais réussi à convaincre la tête de mule qu’est ta génitrice de quitter Salsana, tu viens lui rendre visite de temps à autres. Il ne manquerait plus qu’elle te reproche d’être un fils ingrat, tiens… Ah la bonne blague ! Non sérieusement, personne qui te connaisse un tant soit peu n’y croirait à celle-là. Toi. Un mauvais fils. Hilarant.

Toujours est-il que ce soir, tu as décidé que tant qu’à être dans les parages, autant en profiter. Et te voilà donc, à louvoyer avec aisance entre les convives d’une soirée mondaine, un verre de vin à la main. Tiré à quatre épingles sans néanmoins en avoir trop fait, tu es on ne peut plus élégant dans une tenue majoritairement argentée. L’argent met en valeur ta crinière sombre à merveille, en plus de rappeler la couleur de tes écailles. Rien d’étonnant, donc, à ce qu’il s’agisse de l’une des couleurs que tu revêts le plus souvent.
La majorité du gratin de Huskgard doit se trouver concentrée ici. C’est une agitation que tu as toujours appréciée. Les conversations badines, les débats enflammés, les opinions qui s’opposent, les chants et les partages d’histoires plus ou moins abracadabrantes… Oh, et les rumeurs !
Un plaisir, vraiment.

Du coin de l’oeil, toutefois, tu aperçois quelqu’un qui ne semble pas ravi de se trouver ici. Tiens donc… Curieux, tu t’approches donc. Un sourire poli -mais néanmoins chaleureux- aux lèvres, tu salues le jeune homme.

— Eh bien, vous avez triste mine. Je présume que la soirée n’est pas à votre goût ? Pourtant les musiciens s’en sortent relativement bien… Et dieux merci, Beyla Daven n’est pas de la partie. C’est une oeillade presque complice, pétillante d’une certaine espièglerie, que tu adresses à ton interlocuteur juste avant d’expliquer : Une jeune dracène. Je crois que ça fait environ vingt ou trente ans que je la vois désespérément courir après un bon parti à épouser. Au moins je vous aurais prévenu. Sur ces mots tu pouffes discrètement, juste avant de prendre une gorgée de vin, ton regard balayant le reste de l’assemblée. Puis ton attention se reporte sur le jeune homme, auquel tu adresses une courbette polie. Einar Gardebrise. Aurais-je le plaisir de pouvoir mettre un nom sur ce minois boudeur ?

Allez, avec un peu de chance, tu vas arriver à le dérider.

Des reines et rois du drame, tu en as croisé un bon paquet. Il faut dire qu’en environ mille cinq cents ans d’existence, ce ne sont pas les opportunités qui ont manqué. Toutefois tu dois bien avouer que ce jeune homme fait preuve d’une remarquable démonstration dramatique.
Toi ? Oh pour ta part, un léger sourire ourle le coin de tes lèvres. Au moins il est amusant, et ce soir ça manquait un tantinet. Autre surprise : manifestement ton nom n’a rien évoqué chez ton interlocuteur. Quelque part tu avais pris l’habitude que la plupart des gens aient au moins entendu parler de toi une fois… Eh bien il faut croire que tu devrais redescendre un peu. Bon. Au moins cette conversation aura eu le mérite de te ramener les pieds sur terre. Pas que tu en aies particulièrement besoin non plus, mais ça se prend toujours.

En revanche, le patronyme de Rougevent ne t’est pas inconnu. Un ancien client, peut-être… ? Hm, non. Ou en tout cas, ça ne te dit rien.
…
Ah, mais oui ! Ça te revient maintenant.

— Eh bien, j’ignorais que Blaise de Rougevent avait eu un enfant. Enfin, il faut dire que la dernière fois que j’ai posé les serres sur Salsana, il ne devait même pas avoir votre âge. Puis tu ajoutes d’un air à la fois détaché et amusé. Je perds parfois un peu la notion du temps. Et nous sommes d’accord, le vin est on ne peut plus correct.

Pas le meilleur que tu aies goûté, mais clairement il fait l’affaire. Durant quelques courts instants, tu gardes le silence. Une idée te traverse alors l’esprit, et tu poses ton verre sur le guéridon le plus proche avant de tendre une main au jeune homme avec un sourire avenant. Et peut-être un rien charmeur sur les bords, mais ça c’est ton réglage par défaut, tu n’y peux rien.

— En bon preux chevalier qui se respecte, je ne vais pas laisser un damoiseau envisager de se jeter par la fenêtre ce soir. Que ce soit par dépit ou par ennui. Que diriez-vous d’une danse, Anastase ?

On a beau dire des dragons qu’ils sont orgueilleux -ce qui est un fait avéré, tu ne vas pas tenter de le nier- eux au moins ont la décence de ne pas considérer leurs petits comme des extensions d’eux-mêmes, manipulables à souhait. Ou du moins, pas le plus souvent. Comme partout il y a des exceptions. Sans doute est-ce dû au fait que parmi les tiens, faire le choix d’avoir une couvée est beaucoup plus réfléchi car par essence beaucoup plus impactant. Après tout, vous êtes une espèce immortelle, il faut imaginer la catastrophe si soudain tous les dragons des environs se mettaient à procréer sur un coup de tête ! Un dragonneau est la prunelle des yeux de ses géniteurs. Du moins est-ce ce que toi tu as pu constater au cours de ta vie.

Alors tu dois avouer que tu as toujours du mal à comprendre comment un parent peut laisser son enfant croire qu’il n’est qu’une sorte de pâle copie de lui-même, comme ça semble être le cas pour Anastase. Mille cinq cents ans d’existence ne t’apportent pas davantage de lumières sur le sujet, et à ce stade tu doutes d’un jour comprendre…

Qu’importe. Pour l’heure, tu comptes bien le distraire un peu. Essayer, au moins.
Et c’est ainsi que tu te retrouves sur la piste de danse en compagnie du jeune homme, à enchaîner les pas d’une valse tranquille. C’est un bon danseur, comme on pourrait l’attendre d’un fils de notable.
Le sourire qui a étiré tes lèvres à la remarque d’Anastase concernant les bourdes des musiciens, que toi tu ne remarques pas vraiment, s’estompe en revanche quelque peu quand il pose une question qui semble lui avoir brûlé les lèvres.

Imperturbable, tu continues pourtant à faire valser ton cavalier, tandis que tu réponds derechef sans l’ombre d’une hésitation :

— Oh croyez-moi, je n’ai besoin d’entrer dans les bonnes grâces de personne. Si ça peut vous rassurer, je n’ai aucune intention de me lancer dans une quelconque carrière politique à Huskgard, je ne suis ici que pour rendre visite à ma mère. Mère qui, par ailleurs, me collerait un coup de crocs sur la nuque si elle apprenait que j’use de mes charmes sur un jeune homme dans le seul but de m’attirer les faveurs de son père. Ce n’est pas aussi violent que tes mots le laissent à penser. Un peu comme une chatte le ferait avec ses chatons, les dracènes attrapent leurs dragonneaux au niveau de la nuque pour les recadrer. Ça n’a jamais été douloureux, et ce n’est pas censé l’être. Puis tu ajoutes, avec un léger rire. J’ai été bien éduqué. Je n’écrase jamais rien par accident. Ce serait fort indélicat de ma part.

Le morceau se termine, et tu relâches Anastase, reculant d’un pas pour le saluer d’une courbette polie comme le veut l’usage. Enfin, tu crois ? C’est que parfois tu ne sais plus bien ce qui se fait encore ou non. Ah, tant pis. Au pire tu passeras pour un lézard passé de mode -ce que parfois tu es, en toute franchise.

— Sincèrement, je ne suis ici que pour m’amuser un peu. Et éventuellement rendre cette soirée plus tolérable à un jeune sire qui m’a semblé quelque peu broyer du noir.
Soudain une idée te vient. Est-elle raisonnable ? Non. Est-elle amusante ? Oh que oui. L’ombre d’un sourire espiègle sur le visage, tu viens te placer à côté d’Anastase, vos bras se touchant, afin que tu puisses te pencher vers lui pour lui glisser d’un air presque conspirateur :

— Vous voyez cet homme, à trois ou quatre mètres juste devant nous ? Celui avec la houppelande verte brodée d’or, juste à côté de la statue de gargouille. Vous l’avez ? Regardez bien. Et à ces mots, d’un mouvement leste du poignet, c’est comme si tu venais de lui envoyer un projectile invisible. Dans l’instant, l’expression du nobliau passe de la joie à une extrême confusion, suivi d’un inconfort manifeste… A tel point que vous le voyez bafouiller avant de battre en retraite à la manière d’un chien la queue entre les jambes.

Fier de ta bêtise, tu te redresses avec un sourire franc, les mains croisées dans le dos.

— Pauvre homme. Il faut le comprendre, ça doit faire un choc de tout à coup réaliser que la ravissante jeune femme avec laquelle il discutait avait en réalité une tête de chèvre.

Certes, utiliser ton sort de persuasion pour une futilité pareille n’est pas exactement ce qu’on qualifierait de responsable… Mais c’est drôle.

Cette soirée, tu n’en avais pas espéré grand chose. Tout ce que tu en attendais était de te divertir un peu. De passer le temps. Car le poids des années se faisait sentir sur les épaules de ta mère, et que depuis quelques décennies elle se couchait et se levait avec les poules, tandis que toi tu avais encore de l’énergie à revendre en masse. Et quoi de mieux que les soirées mondaines pour se garder occupé ?
Par contre, tu ne t’étais pas attendu à faire la rencontre d’un jeune homme qui, un peu comme toi, cherchait juste à meubler son temps. Bon la différence majeure est que lui n’avait pas eu le choix de se trouver ici tandis que toi oui, mais ce n’est jamais qu’un détail, ça.

Le sourire taquin qui ourle tes lèvres s’étire un peu plus lorsque Anastase, loin de s’offusquer de ce que tu viens de faire à un autre invité, s’amuse au contraire de la situation. Ah, quelqu’un de joueur, à la bonne heure ! Après tout, ce petit sort innocent n’a fait de mal à personne… Et si ça peut aider son cavalier du moment à se détendre un peu, pourquoi se priver ?
Peut-être que ta boussole morale est un peu cassée, Einar. Mais tu t’en soucieras plus tard. Ou non.

L’expression sur ton visage se fait plus concernée quand le jeune homme te prévient de la présence de Beyla, à quelques mètres dans ton dos. Dieux, et toi qui pensais qu’elle ne montrerait pas le bout de son nez ce soir, c’était raté ! Tu t’apprêtais à devoir gérer le “problème”... Mais non. Voilà que Anastase te coupe l’herbe sous le pied.
C’est avec l’ombre d’un sourire flottant sur le visage, curieux, que tu le suis donc au milieu de la foule. Bien vite, vous vous retrouvez sur une terrasse -la vue est superbe, dommage que tu n’aies pas le temps de t’y attarder pour le moment. Là, il pose les verres qu’il avait attrapé en chemin… Et t’attire contre lui. L’espace d’un instant, tu es perplexe. Pas que ce soit désagréable, sinon tu ne l’aurais pas laissé faire, mais en quoi est-ce que ça allait vous aider à vous débarrasser de l’obsédée du mariage, au juste… ?

Ta réponse vient sous la forme de la magie. Ah, c’est donc ça ! L’un des sortilèges d’Anastase n’est autre que l’invisibilité. Sage et silencieux, donc, tu observes Beyla faire un rapide tour des environs… Puis elle semble se dire que personne n’est là, et tourne les talons pour retourner à l’intérieur.
Le sort s’efface, l’homme te relâche pour s’assoir à même le sol, une coupe de champagne à la main. Toi, toujours un sourire aux lèvres, tu en profites pour jeter un oeil au panorama. Maintenant que tu as l’occasion de le faire en paix.

— Impressionnant. Et je ne parle pas que de cette vue plongeante sur Huskgard. Glisses-tu dans un souffle. Tes prunelles sombres contemplent encore un peu le décor environnant, avant de finalement se reporter sur ton compagnon, à nouveau ce sempiternel sourire charmeur et chaleureux aux lèvres. Il paraît que je suis de bonne compagnie, en effet.

Tu prends une légère inspiration. Il est temps de faire preuve d’honnêteté, avant que la situation ne devienne hors de contrôle. Sans doute un peu par ta faute, d’ailleurs. Ou complètement, en fait.
Après avoir posé le verre d’Anastase un peu plus loin, c’est délicatement que tu saisis ses mains pour le remettre sur pieds. Avec le même soin, tu remets l’une de ses mèches ébènes derrière son oreille. Et enfin, tu commences d’une voix douce :

— Vous êtes ravissant, Anastase. Et charmant. Le nier serait mentir, et mentir n’est pas ce que je fais. Mais c’est aussi pour cette raison que je dois me montrer franc : vous êtes trop jeune pour moi. Peut-être que j’ai mal interprété la situation, et si c’est le cas tant mieux -toutefois je vous présente mes excuses pour cette conversation gênante- mais si j’ai raison… Je ne veux pas vous donner de faux espoirs. Ce ne serait pas correct à votre égard. Si vous préférez que je m’en aille, sachez que je le comprendrais tout à fait, évidemment, et que je n’en serais pas le moins du monde offensé.

L’avantage d’avoir vécu aussi longtemps que toi, c’est qu’on finit par comprendre que même si sur le coup certaines choses font mal à dire ou à entendre… Sur le long terme c’est toujours préférable d’arracher le sparadrap tout de suite.

Que les choses soient claires : tu ne prends aucun plaisir à voir le minois d’Anastase se décomposer alors que le couperet de tes mots tombe. Tu sais que certains sadiques apprécient ce genre de jeux cruels… Loin de toi une telle idée. D’une, comme tu l’as précédemment fait remarquer, ta mère t’a mieux élevé que ça. De deux, tu n’aimerais pas que quelqu’un te fasse la même chose. Et de trois, tu possèdes une chose qui s’appelle une conscience. En dépit de ce que certaines créatures peuvent croire.

Par chance, il a l’air de plutôt bien prendre la nouvelle… Enfin, en tout cas tu ne t’es pris aucune gifle, aucun coup de poing, et le contenu de son verre a fini dans son gosier plutôt que sur ton visage. Et ça c’est déjà encourageant, non ? Malheureusement tu n’as aucun moyen de savoir ce qu’il ressent réellement. Enfin, tu pourrais être fixé, avec un peu de magie… Mais non. Ce sort-ci, tu ne l’utilises que pour les moments où tu crains d’être trahi. Pas pour ce genre de “bêtises”.
Tu secoues doucement la tête.

D’une main, tu attrapes la coupe de champagne que tu n’avais toujours pas touchée depuis que vous étiez arrivés sur cette terrasse, et tu rejoins le jeune homme près du parapet.

— Non, ne vous excusez pas. C’est aussi -et sans doute surtout- de ma faute. A nouveau, l’esquisse d’un sourire se dessine sur tes lèvres, alors que tu trempes ces dernières dans le vin avant de répondre. Eh bien figurez-vous que j’ai dans les mille cinq cents ans. A quelques années près. Pour être franc, j’ai arrêté de tenir le compte exact depuis quelques temps. Certains dragons, passé un certain âge, sont fatigués de survivre à leurs partenaires, et de manière très compréhensible refusent toute relation avec une personne qui ne soit pas elle-même un dragon… Une chose on ne peut plus raisonnable à laquelle je n’ai personnellement jamais pu me résoudre, ceci dit. Je tente juste de garder une sorte de… Comment dirais-je… Cohérence ? Chez les dragons, je me situe dans la tranche d’âge d’une quarantaine d’années humaines, si vous voulez un exemple plus concret.

Tu termines ton verre, haussant une épaule d’un air détaché. Quand on vit éternellement, sa vie sentimentale a vite tendance à devenir un véritable bourbier. Comme un certain nombre de tes pairs, tu pourrais cantonner tes amours à ta propre espèce. Mais ce serait alors te priver de toutes ces expériences, tous ces récits uniques qui ne peuvent venir que des elfes et des humains. Aussi douloureux que ce soit de les voir partir à chaque fois, tu ne peux pas t’en empêcher.

Le tintement du cristal se posant avec délicatesse sur la pierre polie résonne à peine que tu changes déjà de sujet, la mine affable comme toujours.

— Mais tout ceci n’est pas particulièrement captivant, j’en ai peur. Par contre, je serais intéressé d’entendre comment vous avez pu vous retrouver derrière les barreaux ! Vous accepteriez de me raconter une ou deux de ces anecdotes, peut-être ? Qu’avez-vous bien pu faire pour que la réputation de Blaise de Rougevent ne suffise pas à vous sortir immédiatement de tels mauvais pas ?